Influence française

Schopenhauer et Voltaire

Schopenhauer, lecteur de Voltaire

En abordant Voltaire, nous découvrons une des principales sources de Schopenhauer. Schopenhauer a pris au sérieux l’œuvre de Voltaire, se montrant en cela beaucoup plus perspicace que certains critiques venus bien après lui et qui se sont refusé à voir en Voltaire un véritable penseur [1]. Schopenhauer s’est rendu compte que l’auteur de Zadig n’excelle pas seulement dans les genres légers et secondaires. Il s’est vite aperçu, à la lecture, que les romans et les essais historiques de Voltaire contiennent une tout autre substance philosophique que les œuvres contemporaines du même ordre. Il ne s’est pas mépris sur le sens profond de Candide, et il n’a pas dédaigné de lui faire de nombreux emprunts. Le grand mérite de Voltaire, aux yeux de Schopenhauer, est d’avoir « fait la guerre » à l’optimisme leibnizio-wolfien en opposant son « immortel » Candide à la Théodicée [2]. Et Schopenhauer fait bon marché de toutes ces « théodicées », qui ont succombé sans retour « sous les arguments de Hume et de Voltaire ». Il loue aussi le Désastre de Lisbonne et particulièrement la préface de cet « excellent poème », préface où l’incompatibilité entre l’optimisme et le christianisme est nettement expliquée. Pour lui, Voltaire est un « grand homme » qu’il place « décidément au-dessus de Rousseau ».

Ce qui atteste la profondeur de l’esprit de Voltaire, déclare Schopenhauer, ce sont les trois vues auxquelles il est arrivé : 1° l’idée de la prépondérance du mal et de la calamité dans l'existence, dont il est intimement pénétré ;celle de la rigoureuse nécessité des actes de la volonté ; 3° celle de la vérité du principe de Locke, que l'élément pensant peut être aussi de naturematérielle [3]. Et notre philosophe pessimiste reproche assez durement à Rousseau d’avoir combattu les opinions de Voltaire « par les déclamations de sa Profession de foi du vicaire savoyard, plate philosophie de pasteur protestant [4]» . Il lui reproche aussi sa fameuse lettre à Voltaire, du 18 août 1756, où l’auteur de d’Emile défend l’optimisme « par un raisonnement maladroit, superficiel et logiquement, faux » [5].

Schopenhauer admire Voltaire au point de le consulter sur toutes les questions importantes. Même sur des points secondaires, il s'abrite derrière son autorité. Aussi le voyons-nous invoquer Voltaire à chaque instant, que ce soit à propos de la vie ou de la religion, de la volonté ou du libre-arbitre, de la raison ou du style. Nous examinerons donc successivement ces différentes questions, sur lesquels Schopenhauer est allé prendre directement l’avis de Voltaire.

Ce qui intéresse avant tout Schopenhauer, lecteur de Voltaire, c'est certainement le problème du monde et de la vie. Schopenhauer commence par constater, avec Voltaire, que « la terre est couverte de gens qui ne méritent pas qu’on leur parle » [6]. Et puisque « nous n’avons que deux jours à vivre, ce n’est pas la peine de les passer à ramper sous des coquins méprisables » [7]. D’ailleurs prenons en notre parti, « nous laisserons ce monde-ci aussi sot et aussi méchant que nous l’avons trouvé en y arrivant » [8]. Parlant des héros tragiques qui abandonnent avec joie ce monde absurde, Schopenhauer cite les dernières paroles que Palmyre expirant adresse à Mahomet :

Tu dois régner ; le monde est fait pour les tyrans [9].

Ainsi ce monde nous offre partout l’image de la guerre et du pillage, car « dans toutes les guerres, il ne s’agit que de voler » [10]. A la férocité inconsciente de la nature s'ajoute la férocité consciente — et, par suite, odieuse — de l’homme. Pour Schopenhauer, comme pour Voltaire, les hommes, comparés à des insectes, « se dévorent les uns les autres sur un petit atome de boue » [11]. Il faut donc du courage pour vivre. Dans ce combat de la vie, où chaque pas nous est disputé, Schopenhauer trouve que Voltaire a raison de dire qu’ « on ne réussit dans ce monde qu'à la pointe de l’épée », et que toujours « on meurt les armes à la main » [12].

Mais la vie n’est pas seulement pénible, elle est foncièrement mauvaise [13]. Elle est même si décevante, dit Schopenhauer, que tout homme intelligent et sincère doit en convenir [14]. C’est ainsi que Voltaire, ajoute-t-il, « ce favori de la fortune et de la nature », a dû avouer que « le bonheur n'est qu’un rêve » tandis que la douleur est « réelle » [15]. Et Schopenhauer cite cette attestation du patriarche de Ferney : « Il y a quatre-vingts ans que je l’éprouve. Je n’y sais autre chose que me résigner, et me dire que les mouches sont nées pour être mangées par les araignées, et les hommes pour être dévorés par les chagrins » [16]. Le plaisir lui-même est une illusion, et le bonheur, un mensonge :

La joie est passagère et le rire est trompeur [17].

Schopenhauer prétend, lui aussi, que la douleur et le besoin sont les seuls états positifs. Et pour illustrer sa théorie, il cite [18] le vers de Voltaire :

Il n’est de vrais plaisirs qu’avec de vrais besoins [19].

La satisfaction n’est, en définitive, que la suppression de la douleur, seul état positif.
Après de longues considérations sur les maux inhérents à la vie, et comme pour mieux nous convaincre que le non-être est préférable à l’être, Schopenhauer nous rappelle la conclusion que Platon prête à Socrate à la fin de son Apologie, conclusion à laquelle il s'empressa d’ajouter ces réflexions de l’ « aimable », de l’ « enjoué » Voltaire : « On aime la vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon » ; « Je ne sais pas ce que c’est que la vie éternelle, mais celle-ci est une mauvaise plaisanterie » [20]. Aussi Voltaire ne prend-il pas au sérieux cette « vie fantôme », à laquelle le néant est préférable [21]. « Amusez-vous de la vie, conseille-t-il, il faut jouer avec elle ; et quoique le jeu ne vaille pas la chandelle, il n’y a pourtant pas d’autre parti à prendre ». Il faut vivre la vie sans trop s’en apercevoir, tout en s’efforçant de calmer les exigences de la nature. Et Voltaire compare la vie à « un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme » [22].

Donc inutile de nous inquiéter sur ce que le destin nous prépare en silence. Contentons-nous de jouer dans la prairie, « pendant que, du regard, le boucher fait son choix au milieu du troupeau ». Car nous sommes des victimes, répète Schopenhauer après Voltaire, « des victimes condamnées toutes à la mort ; nous ressemblons aux moutons qui bêlent, qui jouent, qui bondissent en attendant qu’on les égorge. Leur grand avantage sur nous est qu’ils ne se doutent pas qu’ils seront égorgés, et que nous le savons [23] ». Pour clore ces « considérations eudémonologiques », Schopenhauer jette un coup d’œil sur les « modifications que l’âge apporte en nous ». Là encore il épingle, en tête de son dernier chapitre, ces deux vers de Voltaire :

Qui n’a pas l’esprit de son âge
De son âge a tout le malheur
[24].

Il ne redoute pas la vieillesse, car la sagesse arrive quand les illusions s’en vont. Et puis la vieillesse nous conduit insensiblement au port. Voltaire considère la mort comme une délivrance et non comme une calamité. A quoi bon s’effrayer d’un événement qui est l’issue naturelle de toute vie. Ce passage d’un état à un autre ne dure d’ailleurs qu’un instant. Encore ne sent-on pas plus cet instant que celui du sommeil. La seule chose qui puisse rendre douloureux le moment de la mort, c’est « l'appareil horrible » dont on l’entoure. La mort elle-même « n’est rien du tout ; l’idée seule en est triste » [25]. Il vaut mieux n’y pas trop penser, car la pensée de la mort n’est bonne qu’à empoisonner la vie [26].

Lorsque Voltaire proteste contre l’appareil funèbre imposé aux regards des moribonds, il impute cette pratique regrettable à la religion, dont les zélateurs sont souvent indiscrets. Ici Voltaire et Schopenhauer font chorus contre les ministres du culte. Inutile de rappeler leurs railleries et leurs invectives à l’adresse des prêtres [27]. Disons seulement que la manière dont Schopenhauer traite la question religieuse rappelle bien plus celle de Voltaire que celle de David Strauss. Son ironie mordante et son cynisme s’éloignent assez de l’objectivité calme de l’auteur de la Vie de Jésus. Comme Voltaire, il procède davantage en pamphlétaire qu’en exégète et en historien.

Si Schopenhauer est d’accord avec Voltaire sur la question religieuse, il se sépare de lui sur le terrain philosophique proprement dit. Il prise d’ailleurs assez peu les « écrits philosophiques » do Voltaire qui demeurent, à ses yeux, le plus bel exemple de ce que Kant nomme « sophistiquerie » : vernünfteln. En effet, dans l’œuvre de Voltaire, la partie philosophique est plutôt faible. On s’étonne de voir l’auteur du Dictionnaire philosophique considérer, par exemple la preuve physico-théologique de l’existence de Dieu comme « Irréfutable ». Schopenhauer s’en gausse quelque peu et rend grâce à Kant d’avoir démontré tout ce que cette prétendue preuve a de « subjectif » et de « spécieux ». Il n’aime pas Beaucoup cette manière superficielle de philosopher, comme il goûte assez peu la plaisanterie voltairienne lorsqu’il s’agit de philosophie pure. Il proteste notamment (Parerga, VI) contre le reproche immérité fait par Voltaire à la métaphysique [28]. Par contre, lorsque Schopenhauer se plaint des philosophâtres officiels, qui s’ingénient à tuer le progrès de la philosophie et à en détourner les jeunes gens, c’est à Voltaire qu’il se réfère : « Les gens de lettres qui ont rendu le plus de service au petit nombre d’êtres pensants répandus dans le monde, sont les lettrés isolés, les vrais savants, renfermés dans leur cabinet, qui n’ont ni argumenté sur les bancs de l’Université, ni dit les choses à moitié dans les Académies ; et ceux-là ont presque toujours été persécutés [29]. »

Dans son pamphlet contre la philosophie universitaire, Schopenhauer prête également aux professeurs cette devise :

Pour nous, messieurs, nous avons l’habitude
De rédiger au long, de point en point,
Ce qu’on pense, mais nous ne pensons point.
(Voltaire, Le pauvre diable.)

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NOTES :

1 - Emile Faguet en est un exemple typique.
2 - Le Monde, III, chap. XLVI. Voltaire, remarque Schopenhauer, a fait cette guerre d’une manière plaisante, tandis que Byron l’a fait à sa façon, sérieuse et tragique, dans Caïn. (Le Monde, III, chap. XLVII).
3 -Ibid.
4 - Ibib.
5 - Ibid.
6 - Aphorismes sur la sagesse dans la vie
7 - Ibid., p. 61. Cf. Voltaire, Œuvres, XXVI, p. 116 ; XLVI, p. 97 et sq. Nos citations de Voltaire renvoient à l’édition Beuchot, 70 vol. in-8, Paris, 1840.
8 - Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie
9 - Mahomet, Act. V., sc. 4. Quand Schopenhauer veut nous donner une image de la fatalité aveugle dans la tragédie moderne, il songe autant A Tancrède qu’à Roméo et Juliette ou à la Fiancée de Messine (Cf. Le monde, I, § 51).
10 - Schopenhauer, Aphorismes. Cf. Voltaire, La Pacelle, chant XIX, début ; Candide, chap. III ; Dictionnaire philosophique, art. Guerre ; Œuvres, XXX, p. 108 ; LIX, p. 255, lettre à Helvétius, 17 janvier 1761.
11 - Voltaire, Zadig, chap. IX ; Œuvres XXXIII, p. 87. Dans les Dialogues d’Evhémère, Callicrate dit dans le même sens : « La terre est un vaste cimetière, qui se couvre sans cesse de mortels entassés sur leurs prédécesseurs. Il n’y a point d’animal qui ne soit la victime et la pâture d’un autre animal ». (Voltaire, Dialogues philosophiques, XXIX : Dialogues d’Evhémère, IX ; Cf. lettre au duc de Bouillon, 31 juillet 1761.
12 - Schopenhauer, Aphorismes. Cf. Voltaire, Œuvres, LIX, p. 525.
13 - Sur la vie, cf. lettres de Voltaire au duc de Richelieu, 23 juin 1763 ; à Mme du Deffand, 6 janvier et 24 mai 1764 ; à la comtesse de Lutzelbourg, 8 juin 1764 ; au comte de Schomberg, 16 auguste 1769 ; au marquis de Florian, 7 avril 1770, 3 et 6 janvier et 9 février 1774.
14 - Schopenhauer, Le monde.
15 - Ibid., chap. XLVI ; Aphorismes. Cf. Voltaire, Œuvres, LXVIII, p. 466. V. aussi lettre au marquis d’Argence de Dirac, 3o octobre 1777.
16 - Voltaire, lettre au marquis de Florian, 16 mars 1774. Voir aussi lettre au Prince royal de Prusse, 28 nov. 1770.
17 - Voltaire Discours sur l'homme, I, vers 151 ; Œuvres, XII, p. 50. Sur la vanité du plaisir, voir aussi l’Homme aux quarante écus, II ; Œuvres, XXXIV, p. 18-19.
18 - Schopenhauer, Le fondement de la morale, chap. III, § 16.
19 - Précis de l’Ecclésiaste, vers 30.
20 - Le monde, chap. XLI Cf. Voltaire, Dialogues philosophiques, XXIV, 16ème entretien.
21 - Lettre à Mme du Deffand, 24 mai 1764. Cf. La réflexion de Voltaire rappelle celle de Montesquieu : « Il faut pleurer les hommes à leur naissance et non pas à leur mort » (Lettres persanes, XL). Henri Heine s’inspira des deux lorsqu’il écrira cette phrase : « La mort est bonne, cependant il vaudrait mieux n’être jamais né ». (Le livre de Lazare).
22 - Lettre à marquise du Deffand, 22 juillet 1761. Cf. lettre au cardinal de Bernis, 10 février 1762.
23 - Schopenhauer, Pensées et fragments, p. 53 ; Voltaire, lettre à Mme du Deffand, 7 août 1769.
24 - Aphorismes, chap. VI.
25 - Lettre à Mme du Deffand, 18 nov. 1761.
26 - Voltaire, Œuvres, LXX, p. 66.
27 - Un contemporain de Schopenhauer, issu lui aussi du voltarisme, Népomucène Lemercier, n’est pas plus tendre envers les ministres de la religion lorsqu’il déclare : « Si quelque chose pouvait me faire douter de Dieu, ce sont les prêtres ». (Cf. Vauthier, Thèse sur Lemercier, p.32). Son incrédulité constitue un point de contact avec Schopenhauer. Le disciple de Voltaire est allé plus loin que son maître. Il proclame son athéisme en des vers qui eussent rempli d’aise Schopenhauer :
Ce Dieu, partout absent, qu’on veut partout montrer,
Et qui toujours de l'homme appuyant l’imposture,
Détrône le Hasard, maître de la Nature,
Plus je cherche à le voir, plus je vois qu’il n’est pas...
(Moyse, chant IV, début)
28 - « O métaphysique ! nous sommes aussi avancés que du temps des premiers druides ». (Voltaire, Mélanges de philosophie, chap. IX ; Oeuvres, XXXIV, p. 433). Voltaire ne prend pas la métaphysique au sérieux et se montre injuste envers Platon (Dieu et les hommes, chap. XXXVIII ; Œuvres, XI.VI, p. 243 et sq.).
29 - Schopenhauer, Parerga et paralipomena.