Friedrich Hebbel

Friedrich Hebbel et Arthur Schopenhauer

En 1857, la philosophie de Schopenhauer était enseignée dans trois universités. A Bonn et à Breslau, elle faisait l'objet d'un cours spécial. A Iéna, Kuno Fischer, parlant de Kant, donnait une grande place au plus récent de ses disciples. La même année mit Schopenhauer en relation avec l'un des poètes les plus considérables de l'époque, Frédéric Hebbel, qui, par tous les événements de sa vie et tous les traits de son caractère, était fait pour le comprendre. Hebbel était un enfant de la misère, qui, par une série d'efforts héroïques, avait fini par conquérir sa place dans le monde. Mais il avait gardé de sa lutte contre la destinée un fonds d'amertume et de dureté, que ses derniers succès adoucirent à peine. Depuis son mariage avec  Christine Enghaus, une des artistes les plus distinguées du théâtre de la Hofburg, il habitait Vienne, et c'est de là que, le 29 mars 1857, au milieu d'une lecture des Parerga et Paralipomena, il écrivait à son ami Emilef Kuh, qui devint plus tard son biographe et qui fut le premier éditeur de ses œuvres :  

Je lis en ce moment un écrivain tout à fait remarquable, le philosophe Schopenhauer. Je suis honteux de ne pas l'avoir connu plus tôt, et je me trouverais presque coupable, si je n'avais pour excuse le silence obstiné et malveillant que les sectes philosophiques ont longtemps observé à son égard, et dont lui-même se plaint amèrement. C'est par hasard que son ouvrage m'est tombé entre les mains. Je sortais d'un travail fatigant, et j'avais demandé à la bibliothèque quelques livres pour me distraire. Quel fut mon étonnement de me trouver en présence d'un des esprits les plus éminents de notre littérature ! Quand on lit d'abord, chez un auteur inconnu, le passage suivant « J'ai appris à l'humanité beaucoup de choses qu'elle ne devra jamais oublier, c'est pourquoi mes écrits ne périront pas » ; et quand, après un moment de surprise, on est obligé de s'écrier « Cet homme a raison! » on a fait une expérience qui n'est pas banale. Schopenhauer a près de soixante-dix ans; il a beaucoup de points de contact avec moi ; il y a seulement entre nous cette différence, que lui, le philosophe, fait de certaines idées le pivot de l'univers, tandis que moi poète je cherche à incorporer ces mêmes idées dans des personnages. »

Hebbel était alors occupé de sa trilogie des Nibelungen, qu'il mit encore cinq ans à terminer, et qui fut son dernier ouvrage. Six semaines après, il passa par Francfort, où demeurait aussi le poète Wilhelm Jordan, qui devait bientôt s'attaquer au même sujet. Ils allèrent ensemble voir Schopenhauer, et, le 6 mai, Hebbel écrivit à Christine Enghaus « Schopenhauer passe pour grossier et inabordable, comme je le suis moi- même. On me l'avait déjà dit à Berlin, et Jordan me le confirma, m'avertissant même d'être sur mes gardes. Mais je connaissais trop bien par ma propre expérience la valetaille qui répand ces sortes de bruits, pour me laisser effrayer. Ce sont des êtres creux, qui pourraient tout aussi bien envoyer à un homme supérieur leur défroque empaillée que d'aller le voir; et quand celui-ci, n'ayant pu réveiller en eux une étincelle de vie, finit par leur montrer la porte, ils s'en prennent naturellement à lui et non à eux-mêmes. Je trouvai un vieillard extrêmement jovial. Il se comparait à un homme qui se serait attardé sur un théâtre au milieu des préparatifs de la mise en scène, et qui, au lever du rideau, se sauverait tout confus. « La comédie de ma célébrité commence, ajoutait-il, que faire là avec ma tête grise ? Je suis sûr que, si je vivais à Francfort, nous deviendrions amis. Pour cette fois, je ne voulais que remplir un devoir ; car, pour un homme qui a commencé à écrire quand je vins au monde, je suis un héraut de la postérité [1]. »

Extraits de Schopenhauer, l'homme et le philosophe, Hachette, 1904, par A. Bossert


Notes:

[1] Jordan rapporte plus explicitement et sans doute plus exactement, les dernières paroles de Schopenhauer. « C'est une singulière chose que ma célébrité. Je suppose que, comme poète dramatique, vous allez souvent au théâtre. Vous avez donc pu être témoin du fait suivant la toile se lève, mais le lampiste n'a pas encore fini d'éclairer la rampe alors, au milieu des éclats de rire et des applaudissements de l'honorable public, le propagateur de lumière (der Aufklärungsbesorger) fait une fuite comique et disparaît derrière les coulisses, le plus vite qu'il peut. Voyez-vous, c'est ainsi que je me trouve encore sur la scène où se joue la farce du monde, un attardé, quand la toile se lève sur la comédie de ma gloire. » (Episteln und Vorträge von Wilholm Jordan, Francfort, 1891)