Seul avec soi-même

La solitude

A. Schopenhauer | Extraits des « Aphorismes sur la sagesse dans la vie »

On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul ; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d'autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s'y pèse à sa vraie valeur. En outre un homme est d'autant plus essentiellement et nécessairement isolé, qu'il occupe un rang plus élevé dans le nobiliaire de la nature. C'est alors une véritable jouissance pour un tel homme, que l'isolement physique soit en rapport avec son isolement intellectuel : si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d'êtres hétérogènes le trouble ; il lui devient même funeste, car il lui dérobe son moi et n'a rien à lui offrir en compensation. De plus, pendant que la nature a mis la plus grande dissemblance, au point de vue moral comme au point de vue intellectuel, entre les hommes, la société, n'en tenant aucun compte, les fait tous égaux, ou plutôt, à cette inégalité naturelle, elle substitue les distinctions et les degrés artificiels de la condition et du rang qui vont souvent diamétralement à l'encontre de cette liste par rang telle que l'a établie la nature. »

« […] on ne peut être à l'unisson parfait qu'avec soi-même ; on ne peut pas l'être avec son ami, on ne peut pas l'être avec la femme aimée, car les différences de l'individualité et de l'humeur produisent toujours une dissonance, quelque faible qu'elle soit. Aussi la paix du cœur véritable et profonde et la parfaite tranquillité de l'esprit, ces biens suprêmes sur terre après la santé, ne se trouvent que dans la solitude et, pour être permanents, que dans la retraite absolue. Quand alors le moi est grand et riche, on goûte la condition la plus heureuse qui soit à trouver en ce pauvre bas monde. Oui, disons-le ouvertement; quelque étroitement que l'amitié, l'amour et le mariage unissent les humains, on ne veut, entièrement et de bonne foi, de bien qu'à soi seul, ou tout au plus encore à son enfant. Moins on aura besoin, par suite de conditions objectives ou subjectives, de se mettre en contact avec les hommes, mieux on s'en trouvera […] Une étude importante pour les hommes serait d'apprendre de bonne heure à supporter la solitude, cette source de félicité et de tranquillité intellectuelle. »