Emil Cioran

Cioran : nier le père

Nicolas Cavalllès | Extraits d'un article paru dans le Point, Hors-série, n° 21 (oct. - nov. 2016)

Depuis sa première crise métaphysique, à l'âge de 5 ans, dans sa Transylvanie natale, jusqu’au terme de sa lente décadence parisienne, l’écrivain d’expression roumaine puis française Emil Cioran (1911-1995) s’est efforcé de voir l’existence dans toute sa noirceur. La souffrance, l’ennui, la vanité de tout : pour lui comme pour Schopenhauer, dont on l’a souvent rapproché, ces réalités essentielles disqualifient toute philosophie qui n’en ferait pas son point de départ. Ainsi ces deux pessimistes soumettent-ils à la même critique tous les tenants du progrès : sur le plan du savoir, aucune amélioration n’est possible car il n’y a aucun sens rationnel à donner à la vie ; quant au vécu, c’est toujours le même calvaire qui se répète, toujours les mêmes errances dans le nuancier du pire.

Cette prémisse commune vaut à l’œuvre de Cioran, notamment son violent Précis de décomposition, beaucoup de motifs apparentés à Schopenhauer. Lisez les pages qu’il consacre à ces « après-midis dominicales, cruelles et incommensurables », qui trahissent l’inanité du temps que nous masquent les misères du labeur pendant la semaine : Schopenhauer dit précisément la même chose dans Le Monde comme volonté et comme représentation (§ 57). Lorsque, dans Syllogismes de l’amertume, Cioran dénonce en quelques aphorismes la « vitalité de l'amour », dont la seule dignité tient dans « l’affection désabusée qui survit à un instant de bave », ses ricanements sont pleins de connivence avec Schopenhauer et sa « métaphysique de l’amour ». Autre lieu de rencontre décisif : la musique, « refuge des âmes ulcérées par le bonheur », « infini perçu, et insaisissable », selon Cioran comme d’après son aîné, qui n’y accorde pas un statut moins exceptionnel. Ou bien encore l’ouverture à la pensée orientale, notamment bouddhiste : dans Ecartèlement, par exemple, Cioran méditant sur le sarvakarmaphalatyaga (« détachement du fruit de l'acte ») creuse un sillon initié par Schopenhauer (cf. p. 56). […]

« Un philosophe passionné est une chose si rare »
Schopenhauer apparaît en de multiples endroits des Cahiers de Cioran, vaste journal intime qui montre à quel point le penseur était présent dans sa vie.

« [Décembre 1966] 1h1/2 du matin - L’éternité d'avant nous et celle d'après ne se distinguent, dit Schopenhauer, que par "l'intermède du rêve éphémère de la vie". Cette banalité ‘romantique'', lue à cette heure-ci, après un tour à travers la ville, m'a bouleversé comme une révélation. Tout ce qui a trait à notre inconsistance me touche automatiquement. Le "romantisme" est sans doute usé, mais il n'est pas faux. Entre le néant et les glandes lacrymales il y a communication directe, dans mon cas tout au moins. »
« [Décembre 1969] Lu quelques pages de Schopenhauer. Relu plutôt. C’est moins ce qu’il dit que la passion avec laquelle il le dit qui fait qu'on peut le lire encore. Un philosophe passionné est une chose si rare qu'il faut le célébrer plutôt que le suivre. Ce que j'aime chez Schopenhauer, ce sont ses manies, ses lubies, ses boutades, ses extravagances, et ce mélange de gravité et de mauvaise foi, relevées par l’humour, qui en font le plus grand des moralistes allemands après Nietzsche [cf. p. 71].
(Sur Nietzsche il a l'avantage de l'humour dont le poète de Zarathoustra est complètement dépourvu. Nietzsche était trop pur, il avait trop peu vécu au contact des gens, ensuite il était trop emporté par un souffle tragique pour être capable de cette forme de scepticisme que suppose l’humour. Schopenhauer avait aussi un côté "canaille", et il était infiniment plus près d'un Voltaire que Nietzsche qui s'en croyait l'héritier.) » […]

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